mercredi 14 décembre 2011

La Cuisine

Nos cuisines sont des lieux précieux de nos habitats. Elles sont nécessaires pour nous préparer à manger. Elles ont une fonction utilitaire, tout comme la salle de bain ou les toilettes. En outre, la cuisine possède une dimension symbolique liée au retrait dans l'intimité du logement. Nous voulons ici explorer la cuisine sous ses différents aspects et à travers ses contradictions. Elle est un lieu domestique mais en même temps elle est un espace de travail. Elle n'est pas à proprement parler un lieu d'accueil et pourtant elle reste un espace convivial.





I. Approche symbolique



A. Le domicile

1) Le retrait. La cuisine est un lieu privé ou collectif à valeur fonctionnelle, puisqu'on y prépare la nourriture. C'est là que le monde des éléments subit sa transformation ultime pour devenir aliment et plat. Ce lieu consacré à l'alimentation complète la chambre consacrée au sommeil sur le plan des besoins. Ce lieu peut devenir public, nous le verrons, soit en raison des interactions entre les membres de la famille soit en raison de la professionnalisation de la restauration. Mais il reste en même temps particulièrement protégé et en retrait. Le foyer est le lieu privé. Le terme désigne la demeure comme le fourneau. La cuisine est un lieu intime dans la mesure où on y conserve des secrets de fabrication. La cuisine est le lieu des secrets car c''est un lieu d'initiation, parfois de confidence. On y parle plus aisément des choses taboues. Les vieilles domestiques y racontaient les contes de fées. C'est un lieu à l'écart du salon, où l'on s'avoue des choses entre deux portes, entre deux gestes domestiques.

2) La femme. La cuisine est un lieu traditionnellement féminin dans la mesure où ce fut le lieu de travail de la femmes au foyer traditionnelle. Cela reste un endroit maternel. Bien sûr, il faut faire la part des choses entre l'archétype masculin/féminin et le stéréotype machiste. Il ne s'agit pas de dire que la place de la femme est au foyer. Il s'agit de montrer le caractère féminin du foyer : douceur, protection, ventre, enceinte, alimentation, eau. Par opposition, le caractère masculin est querelleur, lié à la chasse, au feu, à l'agriculture. Xénophon, dans son Economique (- IVe), oppose les travaux d'intérieur à ceux de plein air qu'il attribue respectivement à la femme et l'homme. Les statistique montre encore aujourd'hui une plus forte tendance aux activités d'intérieur chez les filles que chez les hommes. Ce qui explique qu'elles soient plus intellectuelles. Xénophane juge le corps de la femme moins résistant et surtout attaché à celui de l'enfant. Il prend l'image de la reine des abeilles. On trouve encore chez Hegel une vision exclusivement domestique de la femme. L'émancipation des femmes passe par son détachement de ce modèle. Aujourd'hui seul peut rester à la cuisine un certain caractère de féminité qui peut être incarné aussi bien par l'homme que la femme.



B. Le travail

1) La brutalité. Dans la cuisine, la nourriture est souvent non encore préparée. De même, dans la salle de bain et la chambre au réveil, nous ne sommes pas encore apprêtés. La cuisine est un lieu servant et salissant, où les déchets sont rassemblés et dissimulés. C'est un lieu de mouvement où l'on prépare, conserve, transforme, débarrasse ou lave. Il y a de l'animalité, de la brutalité. La cuisine est le lieu le plus dangereux de la maison. C'est là qu'il y a le plus d'accidents domestiques. Par rapport à la chambre, la cuisine est un lieu peu sûr.

2) L'activité. La cuisine est un lieu actif, laborieux et non contemplatif et oisif comme la chambre ou le salon. C'est un espace technique. Il y a beaucoup d'appareils ménagers, électriques ou manuels. C'est un lieu de travail en retrait de la vie sociale où les femmes et les domestiques furent asservis. Depuis le conditionnement de la nourriture et les appareils ménagers sophistiqués, les activités y sont devenues plus rapides et plus aisées. Les médias s'y invitent : télévision, radio, et rendent plus douces les activités. Les actions demeures nombreuses en ce lieu : jeter, cuire, couper, laver, goûter, peler, casser, ramasser, nettoyer, manger, bricoler, parfois écrire ou lire. D'autres activités que la cuisine ont lieu : la toilette animale, le bricolage, le jardinage, la lecture, le téléphone. La cuisine est un espace servants comme les toilettes, le local poubelles, les couloirs ou le garage. Les espaces servis sont la chambre, le salon, la salle à manger, le bureau, le jardin.

3) La stratégie. La cuisine est un lieu stratégique puisqu'on y prépare ses effets. Souvent la préparation est bien plus longue que la consommation. Le temps de travail y est important alors que celui de loisir dans le salon peut être court. La cuisine est un lieu quantitatif. Il faut compter les ingrédients et le temps. Les minuteries, les thermomètres garantissent une certaine précision alors que dans le salon règne l'à peu près. Il faut avoir les bons ingrédients en nombre suffisant dans sa cuisine. C'est un lieu technique pour les objets mais aussi les savoir-faire. Il faut savoir utiliser les outils ou s'en passer quand ils manquent.

4) La bassesse. Le mot cuisine désigne au figuré une manœuvre, une intrigue (généralement obscure et malhonnête). On parle de la cuisine louche d'une assurance, de la basse cuisine de ce monde, d'une cuisine intellectuelle. On comprend que la cuisine est un lieu dissimulé d'élaboration. C'est un laboratoire, un sous sol où les choses germent en secret. On remarquera également que cuisine vient du latin cocina, de la même famille que coquine qui connote à la fois la manipulation et la grivoiserie. Il y a de plus une dimension pornographique de la cuisine comparé à l'érotisme de salon. La pornographie désigne l'obscénité, sans préoccupation artistique. Porné en grec signifie prostituée qui vient de prostitutio en latin qui signifie profanation. L'obscénité, d'obsenitas, indécence, est profanation des convenances. L'érotisme est plutôt le goût raffiné pour le plaisir et la sensualité. La pornographie est la matière se décomposant dans l'intimité de la bouche. Elle est la violence exercée contre la surface visible et apprêtée qu'elle avale. L'érotisme de salon s'achève dans la pornographie animale. Dans Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant, Greenaway montre cette pornographie des cuisines menaçant la splendeur érotique de la salle à manger. Comme dans la chambre, la nudité se découvre en cuisine. Il y fait chaud, humide, on y entre en contact avec la boue, la viande, on coupe, hache, broie, secoue. Les gestes sont parfois moins contrôlés. On arrache avec les doigt un bout de viande sans s'enquérir d'outils. On grignote sans cérémonial.

5) L'hygiène. Depuis environ deux siècles, les architectes flamands ont montré la beauté des pièces de vaisselle et des ustensiles de cuisine élevés à des proportions gigantesques et titaniques. Le valorisation du terrestre apparaît dans la peinture de genre en même temps que naît l'hygiène. L'aseptisation de l'espace est la contre partie d'une religion de l'immanence. Le charme des cuisines tient à leur léger désordre ainsi qu'à la volonté de ranger qui s'y oppose. Le rangement est la condition de la maniabilité, de la disponibilité des outils qui sont d'autant plus utiles qu'ils se font oublier, qu'on n'a pas à les chercher. Xénophon compare la cuisine à un navire dans la tempête dont les appareils savamment ordonnés restent disponibles pour les manœuvres.



C. La société

1) La convivialité. La cuisine est un lieu d'entraide, d'échange et de dialogue. On y apprend à cuisiner, mais on y parle de la vie quotidienne. Le fait de faire ensemble une chose ou de s'occuper peut favoriser la conversation. Le repas au salon est parfois trop protocolaire pour se livrer. La personnalité sociale y est valorisée. Tandis que le moment de la préparation ouvre à la confidence. Lorsque la cuisine se transforme en salle à manger, on se trouve à mi chemin entre cette solidarité intime et la sociabilité convenue du salon. Le repas y est plus convivial. C'est là qu'y déjeunent les vrais amis.

2) Les professionnels. Hormis certaines cuisines très ouvertes, à l'américaine ou la japonaise, la cuisine se distingue d'un lieu comme la salle à manger qui est un lieu de spectacle et de réception. Toutefois, la cuisine n'est pas dénuée d'interactions sociales. Soit on y cuisine à plusieurs, mélangeant les genres et les générations. Ou alors une équipe de professionnels s'y affaire. Dans ce cas, l'ambiance y est souvent martiale. On trouve parfois d'anciens militaires ou prisonniers. La cadence est rapide. La cuisine professionnelle répond à une rythme intense, à une hiérarchie formelle, explicite. Les outils sont communs. Les frottements sont nombreux. La manufacture ouvrière remplace l'atelier de la maison. Les cuisines professionnelles peuvent être celles d'un hôpital, d'un hospice, d'un hôtel, d'un restaurant. Elles gardent leur fonction nourricière particulière. Mais, dans ces lieux publics, c'est moins le don d'une main maternelle que le geste de l'échange qu'on trouvera.

3) Le salon. Traditionnellement, le salon est un lieu plus masculin que la cuisine. C'est un lieu de parole ou de lecture. On y reçoit les étrangers, on y joue. C'est un espace de loisir. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de salon féminin (pensons aux salons littéraires en vogue au XVII de Catherine de Rambouillet, de la Marquise du Plessis-Bellière, de Madeleine de Scudéry, de Madame de Lafayette). Mais ces femmes de salon sont plus proches de l'univers masculin des lettrés. La cuisine est le lieu où mangent les enfants (infans en latin désigne celui qui ne parle pas), qui eux-mêmes, comme les aliments que l'on prépare, ne sont pas encore prêts à affronter la vie extérieure. Le salon est un lieu d'exposition, de spectacle. Les aliments y arrivent finalisés, prêts à être consommés. Les personnes y figurent dans leur plus bel appareil. Les plats retourneront à la cuisine une fois consommés, avec les rogatons. Le lieu caché de la cuisine est tendu vers celui de la démonstration du salon. Celle-ci dure le temps du spectacle. Passé un certain moment, ce qui fane, sèche et refroidi retourne à la cuisine et devient déchet. Le salon est un lieu esthétique. C'est un lieu d'art plus que de technique. La technique s'y fait discrète voire oubliée. Il y règne une certaine magie. D'elle dépend notre notoriété auprès des invités. C'est un lieu d'image et de communication. Le salon, c'est le but de la cuisine, sa finalité, sa consécration, la forme opposée à la matière. Comme tout lieu d'exposition, il est fortement attaché au présent. C'est l'aura de la présence, du moment fort qui est recherché. La cuisine elle est toute entière tendue vers ce moment. Elle en est l'esclave. Car la cuisine est le lieu du pas encore ou du déjà arrivé. Elle n'a pas de temps propre.

4) La cuisine-salon. La convivialité reste une attente importante en ce qui concerne la maison. Le salon est en principe une pièce destinées à cette fonction, mais la présence de la télévision et des jeux rend difficiles les échanges entre les membres de la famille ou avec les amis. De même, la salle à manger est moins systématiquement destinée aux seuls repas ; elle sert parfois de bureau et se trouve plus rarement séparée, afin d’élargir l’espace salon. Dans ce contexte, l’importance de la cuisine s’est accrue. Elle s’est agrandie afin que la famille puisse y prendre ses repas (80% des ménages) et même y recevoir. L’habitude du grignotage fait que l’on s’y retrouve souvent en dehors des heures de repas. Elle est aussi de mieux en mieux équipée « afin de faciliter le travail culinaire ». La cuisine peut être un lieu de partage en tant que l'on y mange et cuisine. Mais ces activités peuvent très bien être solitaires. Les personnes âgées peuvent plus facilement se retrouver seules dans leur cuisine.





II. Approche fonctionnelle



1) Les types. Il y a divers types de cuisine : bourgeoise, familiale, villageoise, orientale, asiatique, française, moderne, modeste ou luxueuse, rustique, contemporaine, design, zen. Il y a des modes, des styles, qui aujourd'hui se développent, se croisent, se caricaturent. La société de consommation offre un choix éclectique de cuisines qui doivent représenter notre personnalité. On trouve également des cuisines nomades. Un fourneau peut être monté sur roues et être utilisé par les campeurs en plein air. On peut penser au fourgon à galette saucisses, à nems ou acras sur le marché. La cuisine est encore plus minimale lorsqu'on improvise un picnic ou quand on mange une barre de chocolat ou un sandwich acheté dans un distributeur.

2) L'aménagement. L’aménagement diffère énormément selon l’appartenance sociologique de l’acquéreur, sa situation (propriétaire ou locataire), son âge (premier achat, cuisine de célibataire ou familiale, kit ou haut de gamme), le type d’habitat (provincial, urbain, rural, pavillonnaire), l’importance accordée à la modernité esthétique indépendamment du vieillissement (ce qui accélère le renouvellement), l’entretien apporté au bien. Le public âgé se déplace parfois difficilement. Il faut donc rendre le choses accessibles, les rapprocher, mettre à portée de main, à la bonne hauteur. Les gestes sont rationalisés. Par contre pour les enfants, certaines choses sont au contraire éloignées.

3) L'aménageur. "Comment aménage-t-on une cuisine ? L’implantation (dessin ou plan) et l’installation des meubles de cuisine est effectuée soit par un professionnel (monteur du distributeur chez lequel la cuisine a été achetée ou artisan) soit par les particuliers eux-mêmes (avec le développement des produits en kit). Ce dernier point soulève des problèmes liés au montage (dangerosité des assemblages, notice mal conçue) et de nombreuses publications destinées au grand public ont tenté de donner quelques conseils d’implantation basés sur le respect de certains principes fondamentaux.

4) Le Déménagement. Il faut tenir compte de la mobilité croissante des populations. Emporte-t-on tout ou partie des meubles (ce qui est possible avec les cuisines déstructurées) ou la laisse-t-on en place pour le successeur même si elle est neuve ? Et ce dernier ne préfère-t-il pas la remplacer. Aucune données précises n’est disponible à ce jour concernant le délai de renouvellement des cuisines, mais les fabricants estiment qu’il avoisine les 14-15 ans. Quant à la durée moyenne de financement pour ce produit, elle est, selon l’organisme Cetelem, de 6 à 7 ans" (http://bib.rilk.com/170/00/theseLeborgne.pdf).

5) La circulation. Le plan de circulation doit idéalement permettre d’optimiser un triangle reliant les postes chaud (plaques de cuisson), froid (réfrigérateur) et humide (évier). Ce triangle d’activité se transforme en carré d’activité pour une cuisine avec un coin repas. Selon la disposition des plans et des trois éléments l’aire du triangle d’activité est différente. Il est nécessaire de prendre en compte les distances de dégagements (devant les ouvertures de meubles ou d’électroménager) afin de ne pas rendre dangereux les déplacements. Différentes hauteurs de plan de travail sont conseillées (bas pour la cuisson et un peu plus haut pour l’évier) mais il n’y a pas de hauteurs standardisée. Quelques cotes sont données pour la hauteur du plan-bar ou la table du coin repas (contraints par l’espace laissé libre pour les jambes). Enfin, il est recommandé d’ajouter des sources d’éclairage ponctuelles au dessus des lieux de travail. Les éclairages importe au niveau esthétique et fonctionnel. Les sons nombreux peuvent rendre l'endroit bruyant. Les odeurs doivent pouvoir s'en aller. La qualité de l'air importe.

6) Outils. Les éléments techniques présents sont le réfrigérateur, le four, l'évier, les plaques de cuisson, la poubelle, les placards, les batteries de casseroles, les tables, les chaises, les médias, les couverts, les livres, les linges, les machines, les bassines, le linoléum, les toiles cirées, le buffet, les pots, les condiments, les assiettes, couteaux, les récipients, les tabliers, les torchons, etc.

7) La Morphologie. La forme de l'établi peut être linéaire en I, en L, en U, en G avec un retour (plan-snack ou autre), perpendiculaire à un mur qui délimite le coin cuisine dans un séjour, parallèle, ou encore avec un îlot central, avec différents degrés d’ouverture sur la salle à manger. Aux extrêmes se trouvent la cuisine fermée et la cuisine dite « américaine ». La surface et la hauteur sous plafond vont déterminer un volume. L’agencement d’une cuisine se doit d’être une combinaison, un compromis entre les meubles et l’électroménager, dans un volume défini. Une cuisine est intégrée lorsque les façades des appareils électroménagers sont identiques à celles des meubles. 33% des ménages en sont équipés (Mermet, Francoscopie 2001). L'intégration est une tendance initiée par Lowie mais propre au fonctionnalisme. Elle consiste à faire du multiple une unité. Un voiture ne doit pas être un assemblage de petits moteurs mais un outils uniforme.

8) Statistiques. Il y aurait 27.5 millions de cuisines en France dont 10 % sont des cuisines dites « américaines ». La surface moyenne d’une cuisine est de 10,1 m² avec des disparités importantes entre les villes d’un côté et les zones péri urbaines et la campagne de l’autre. L’ancienneté du parc est estimée à 11 ans pour les cuisines complètes en 1998 (Indice Prix Entretien Amélioration 98). 46 % des ménages préfèrent le salon, 15% la cuisine, 14 % la chambre et 13 % la salle à manger. La cuisine est en hausse avec 80 % des repas et les cuisines américaines dans les petits logements. L'équipement en réfrigérateur, lave-linge, cuisinière ou aspirateur dépasse 90 %. L'intérêt pour le savoir-faire culinaire augmente avec une diversification des équipements. Certains concepts existent telle que la cuisine collective, publique. Des boutiques sont consacrés aux produits liés à la cuisine.



Conclusion.

Nous avons vu que la cuisine est un lieu qui a une forte symbolique liée à l'intimité, à la brutalité, à l'authenticité. C'est le lieu le plus naturel de la culture, d'où son caractère cru. Puis nous avons montré que la cuisine est également un produit et un marché aussi bien pour les particuliers que les professionnels. En dépit du développement de la nourriture préparée et de l'individualisation des moeurs, elle ne disparait pas mais se transforme, en devenant même un lieu apprécié du domicile et davantage ouvert à tous. A mesure que l'aspect solennel du salon laisse place à des endroits plus décontractés, la cuisine s'ouvre à tous, les hommes, les visiteurs etc. C'est même devenu un lieu d'échange direct dans les foyers dans la mesure où les médias y sont plus rares.
 

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