(une
exposition photographique de L. Neyssensas)
Avec la
télématique se sont développées des technologies de contrôle qui
font l'objet de nombreuses craintes et critiques. On peut citer comme
exemple récent en France le « fichier d’analyse sérielle »,
prévu par la loi Loppsi 2, ou le Traitements de Procédures
Judiciaires qui permettra de préciser l'aspect, les origines, les
opinions, la santé ou à la vie sexuelle des personnes. Le roman
d'Orwell 1984, écrit en 1948 contre l'hitlérisme et le stalinisme,
permet de comprendre ce que la société de contrôle a d'effrayant.
Dans ce livre, le contrôle permanent par le parti de Big Brother
induit une mécanisation de la société, une dépersonnalisation des
individus et une déshumanisation impitoyable des rapports humains.
Le regard de l'Etat pénètre la vie privée de chacun, assurant la
transparence du comportement de tous les sujets au yeux d'un pouvoir
qui, lui, demeure invisible. Aujourd'hui, les Etats, même les plus
démocratiques, et les Entreprises modernes, sont équipés
d'appareils de surveillance technologiques et possèdent ainsi de
redoutables instruments de contrôles qui pourraient servir les pires
intentions. Ils servent également les meilleures (sécurité, santé,
etc.) mais avec de nombreux effets induits (erreur judiciaire,
traçabilité et vulnérabilité bancaire, financiarisation des accès
et des échanges, violation de la vie privée etc.).
De plus,
les techniques sociales et fonctionnelles sont complétées par une
dimension ludique et artistique plus communicationnelle.
L'imprimerie, le cinéma, la télévision sont à la fois des outils
d'organisation et de divertissement de la société. Ainsi, les
instruments de contrôle peuvent servir à divertir tout en
conservant leur nature disciplinaire. Les jeux en ligne, les réseaux
sociaux, les téléphones multifonctions sont attrayants mais tout
autant intrusifs. Les usagers renseignent eux-mêmes les bases de
données qui peuvent intéresser les services de renseignement
politiques et commerciaux. Les consommateurs se font alors les
acteurs de leur propre contrôle, en laissant de nombreuses
informations sur eux-mêmes, parfois par souci d'exister publiquement
et d'être reconnus, d'autre fois parce qu'ils y sont contraints par
le fonctionnement même des sites. De plus, les messages diffusés à
travers le divertissement conditionnent la perception du monde de
l'utilisateur. On s'inquiète de l'impact des jeux violents sur la
vision du monde des jeunes. Mais on peut tout autant redouter le
matraquage publicitaire. Les mentalités qui sous-tendent les
émissions et les multiples propositions formatent les regards et les
attitudes (individualisme, compétitivité, normativité, cupidité).
Les occasions sont nombreuses, par exemple, pour le navigateur
d'internet de rencontrer les annonces publicitaires et politiques. Le
simple fait d'utiliser le web pour communiquer oblige chacun à
croiser ces contenus. Nous utilisons et jouons avec des instruments
de communication sans nécessairement être pleinement conscients de
leurs enjeux (idéologies implicites, motivations commerciales,
etc.). Et lorsque nous en sommes avertis, nous restons cependant bien
impuissants et ne savons comment nous y opposer. Au mieux ou au pire
pouvons-nous nous exclure volontairement de leur influence par le
refus de la télévision, du téléphone, d'internet, de la ville,
etc.
Le
totalitarisme doux (soft-power) ne consiste pas tant en une privation
de liberté qu'en une liberté surveillée. Kafka l'avait compris
dans le Procès où le
protagoniste Joseph K est en état d'arrestation et néanmoins
"libre". Plus récemment, on retrouve cette idée, par
exemple, chez le romancier Damasio, dans La
zone du dehors. Nous évoluons parmi les
caméras et les portiques de sécurité sans nous en rendre toujours
compte, comme si nous étions dans un monde libre, avec dans nos
poches un téléphone qui nous rend joignables et localisables à
tout moment. Demain, nous aurons sans doute le sentiment de la
gratuité des choses, quand notre compte en banque sera
automatiquement débité au passage des produits intelligents munis
de puces Rfid aux entrées commerciales. Nous ne subissons pas une
force exercée en acte à chaque instant mais sommes soumis à un
puissance latente qui peut se manifester à n'importe quel instant,
comme ces chats qui jouent à laisser fuir leur proie un moment pour
mieux les rattraper ensuite. Cette puissance s'appuie sur la quantité
invraisemblable d'informations et de traces électroniques laissées
par nos gestes quotidiens dans d'innombrables fichiers. Le savoir
disponible sur les personnes augmente le pouvoir que l'on peut
exercer sur elles.
Nous avons
indiqué que le jeu et le divertissement technologique cohabitent
parfaitement et même servent le contrôle. Cependant, il faut
distinguer le jeu comme pur divertissement, qui est une forme de
sujétion derrière une apparente liberté, du jeu révolté de
l'art. Le jeu, lorsqu'on en maîtrise pleinement les règles, permet
de développer une réflexion critique à travers la création. De ce
point de vue, le modèle de la machine se trouve au cœur de
l'expression créatrice des futuristes, des surréalistes, des
dadaïstes, des situationnistes, du ready-made, de l'écriture
automatique, de l'échantillonnage, de l'art l'art 2.0, numérique ou
vidéo. Ces courants d'avant-garde sont nés du détournement de
l'univers mécanique. Plus généralement, les instruments de
contrôle - la photographie, très tôt au service de la propagande ;
la caméra, utilisée dès ses débuts pour analyser les gestes et
rentabiliser le travail - contribuèrent à l'évolution de l'art.
On put dès lors faire la critique des objets industriels en les
interrogeant, en les bricolant. La réflexion artistique sur la
technique se fit par le moyen de cette technique. La technique
artistique se mit au service de son propre questionnement et non plus
uniquement de celui de Dieu, la nature ou l'homme. L'art permit de
révéler l'essence des techniques à la manière du cynique grec qui
(dé)montrait le mouvement en marchant. Russolo, Duchamp, Schwitters,
Warhol, Nam June Paik, etc. ont su faire parler les produits
industriels. On peut citer des artistes plus récents comme Fred
Forest ou Chris Oakley qui travaillent plus spécifiquement sur les
technologies de l'information. Quant au web, il est devenu une
plateforme d'expression et de création libres et critiques dont les
conditions de possibilités sont inhérentes au système critiqué,
c'est-à-dire la production industrielle des biens et des énergies,
avec son lot de pollution, d'exploitation sociale et de vulgarité
marketing.
Laurent
Neyssensas fait partie de ces artistes qui interrogent la technologie
avec humour. Dans son travail artistique sur l'image numérique, il
affronte les tabous de la mort, de l'intimité et de l'identité
bouleversés par les nouvelles technologies. Comment la mémoire des
morts se perpétue-t-elle dans le monde virtuel ? Peut-on faire de sa
vie un art autobiographique sur internet ? Quelles identités
personnelles et collectives les nouveaux médias construisent-ils ?
Qu'est-ce qu'être un individu à l'ère du codage généralisé ?
Voici le genre de questions que soulève son travail. A travers
"Portrait de groupe à un passage piéton", ce qui est en
cause c'est la relation de l'homme à la machine, de l'organique au
mécanique, du sujet à l'objet, de l'individu au standard. Le propos
de Laurent Neyssensas sur ce point n'est pas catastrophiste ni
technophobe. Il souligne avant tout la collaboration entre l'homme et
la machine et valorise le jeu de l'artiste à travers les contraintes
de l'ordinateur. Il nous permet de comprendre les rapports inédits à
la singularité et à l'identité introduits par les machines
informatiques.
L'informatique
permet le clonage numérique, la copie rigoureusement identique à
son modèle. Ainsi, une photographie, un film, un son, enregistrés
comme une suite de données numériques, donnent lieu à une infinité
d'actualisations sur écran ou papier, enceinte acoustique ou casque
audio. Ce que Walter Benjamin appelle la reproduction mécanique
permet la copie de copie indéfiniment, et la distance infinie par
rapport au modèle, lequel disparaît à mesure que la copie est
modifiée, pour devenir non plus seulement imitation de la réalité
mais simulation. Platon, dans la République,
affirme que l'artisan copie le lit idéal, modèle de tous les lits
possibles, et l'artiste copie celui de l'artisan. Ce processus
mimétique entraîne d'après lui une dégradation par rapport au
modèle, une perte de vérité, d'authenticité, d'aura. L'allégorie
de la caverne de Platon se perpétue dans la critique du spectacle
d'un Debord ou du simulacre d'un Baudrillard. Le virtuel est ainsi
considéré péjorativement par les multiples courants réalistes
(les courants nominalistes sont plus indulgents). Nous risquerions de
nous couper définitivement du réel à force de le simuler. Le sens
même du monde pourrait nous échapper définitivement.
On peut
cependant aborder la question de la copie et de la virtualité de
manière moins dramatique, plus ludique et post-moderne. La
dramatisation est rendue impossible du fait des limites mêmes de la
machine. La technique est tournée en dérision (à la manière de
Buster Keaton ou de Gaston Lagaffe). L'échec du contrôle numérique
peut alors sembler aller de soi, soit en raison d'une résistance
constitutive du biologique au mécanique, soit parce que les machines
restent toujours trop schématiques et faillibles. Les êtres vivants
ne sauraient être entièrement réductibles à un ensemble de
données. On ne peut raisonnablement craindre que les machines nous
asservissent plus que ne le font les hommes. Pour illustrer cette
limite de la machine, on peut prendre comme exemple la traduction
automatique. La machine est capable de traduire plus rapidement que
nous le vocabulaire d'une langue dans une autre, mais elle est
incapable de restituer intelligemment le sens d'un énoncé. Au lieu
de déplorer les limites de la machine, il faudrait célébrer en
elles une source intarissable d'inspiration et de création. Là où
la machine échoue, là est la liberté. Car il ne peut surgir de
nouveauté sans hasard, sans accident, sans contingence. Toute
avancée se fait sur fond d'imprévisible. Pas de création sans
liberté, et pas de liberté sans défaillance des mécanismes.
Ainsi, la liberté est liée à la singularité, laquelle suppose une
discontinuité dans la chaîne des causalités. Si tout est programmé
d'avance, la création devient impossible ou illusoire.
Dans cette
exposition, Laurent Neysensas part d'une seule image, au lieu de
puiser dans la masse gigantesque des images de son journal
photo-téléphonique (des images prises avec son téléphone portable
et publiées quasi-simultanément sur le web). De toutes les
photographies prises en une semaine au japon, une seule sert de
matrice à l'ensemble de l'exposition. L'auteur paraît se résoudre
à jeter par dessus bord une masse documentaire imposante. Il reste
donc une photographie comparable à un code génétique ou à un
algorithme, à partir duquel seront déclinées d'autres images, pour
former un univers fractal où chaque partie imitera le tout en le
modifiant. Mais tout cela, bien sûr, est pratiqué sur un mode
ironique, puisque la machine est trop bête pour faire autre chose
que semblant, tout comme les traducteurs automatiques feignent de
parler diverses langues.
Différents
niveaux de copies constituent l'exposition. Il y a d'abord la scène
originale et séminale représentant un groupe à un passage piéton
; puis, assez classiquement, des copies partielles et agrandies de
portraits. Ensuite, il y a la photographie du lieu de la scène
originale, le passage piéton, mais à un second moment et à
distance sur Google earth et non plus photographié manuellement. Le
même espace est ainsi considéré à un autre moment et par une
autre technique que la saisie directe. Enfin, il y a la recherche de
visages et de groupes similaires sur l'ensemble du web, grâce à des
moteurs de recherche, comme si le même groupe et les mêmes
personnes avaient pu exister en d'autres lieux et à d'autres
moments. L'ordinateur cherche des images de groupes ou d'individus
équivalentes à l'image originale. Il y a répétition esthétique
et formation mécanique de stéréotypes (ce qui trahit partiellement
l'usage stéréotypé de la photographie amateur). Mais, bien
entendu, l'équivalence esthétique, autrement dit la ressemblance,
n'est pas l'identité réelle des individus et des situations.
Aristote nous a appris qu'en vertu du devenir et de la contingence
régnant sur terre, rien dans la nature n'est absolument identique à
autre chose, tout est singulier, même si l'usage des noms et des
concepts nous porte à croire aux universaux (c'est-à-dire aux
entités générales, aux essences, aux genres et aux espèces). Nous
croyons percevoir l'éternité céleste, l'essence des choses, qui
n'est en fait qu'un jeu de ressemblances, d'airs de famille. Ainsi,
le clonage, c'est-à-dire la multiplication stricte d'une essence
dans la réalité, représente-t-il une forme de monstruosité par
rapport à la règle de la contingence. Le clone est un monstre - non
pas en raison d'un écart par rapport à la règle, lequel est
finalement normal puisque chaque individu est singulier - mais comme
absence totale d'écart. Chaque individu serait alors absolument
identique, ce qui est métaphysiquement impossible et en fin de
compte chimérique. Cette problématique est bien ravivée par la
copie numérique, au mêmes titre que les reproductions mécaniques
et les produits en série issus de l'industrie, et soulignée dans ce
travail.
juin 2012
juin 2012
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire