I.
Temporalité
Fred
Mèche peint généralement de grands formats pour se rapprocher de
l'échelle naturelle. Cela permet plus d'empathie avec le sujet, de
projection affective. Il faut que la représentation du réel soit le
réel au maximum pour peindre presque à même le réel, peindre la
réalité même et non par dessus ou à côté. Cependant, ce
réalisme s'effondre dès lors que
différents
instants peuvent être représentés simultanément sur la toile.
Grâce à cette possibilité pour la peinture d'accorder différents
points de vue, la succession peut devenir simultanéité (tout comme
dans la théorie de la relativité, deux événements successifs pour
une personne peuvent apparaître simultanés pour une autre, selon sa
situation). Cette cristallisation de la temporalité est apparue dans
l'histoire de la peinture à maintes reprises, par exemple chez
Robert Campin ou Piero della Francesca, en juxtaposant différents
épisodes dans une même scène, ou chez Picasso, en mélangeant
différents points de vue. La succession devient simultanéité, au
même titre que la perspective projette les trois dimensions de
l'espace sur le plan en deux dimensions. Dans Défi
mnémonique,
comme dans bon nombre de ses peintures,
Fred Mèche décortique les espaces intérieurs en superposant les
perspectives. Les déformations de l'espace que l'on observe viennent
de ce que différents points de vue s'interpénètrent. Dans Unité
rationnelle et heure de Jérémie,
le temps subjectif et le temps objectif sont mélangés. Le sentiment
de la durée et la discontinuité des instants, le jeu de la
répétition et celui des différences, la routine et les événements
apparaissent ensemble. Le temps subjectif est objectivé dans la
représentation picturale, sans pour autant se désagréger
complètement. Ceci ne peut avoir lieu sans absurdité. Il n'y a plus
alors que l'apparence d'un scénario, qui peut très bien différer
selon l'interprétation de chaque spectateur. L'absurdité de
l'existence s'en trouve soulignée. Car ce qui rend l'existence
absurde, c'est entre autres la cohabitation des scénarios que nous
nous jouons dans le monde de la vie. La démultiplication de la
réalité objective, selon le point de vue de chacun, accouche d'un
monstre, comparé au point de vue de nulle part du tableau réaliste
et atemporel.
La
peinture opère donc une cristallisation de la temporalité, à la
différence du livre, de la musique ou du cinéma qui laissent courir
le temps. En cela, la peinture est difficile à contempler. Nous ne
sommes plus guidés. Elle est, avec la photographie, un art de
l'espace émancipé du temps. Même l'architecture est temporelle, en
tant qu'il faut la traverser ; la sculpture l'est aussi, puisqu'on
peut tourner autour ; la musique, la poésie, le cinéma nous
imposent encore leur mouvement. Mais le seul mouvement qu'autorise la
peinture est un mouvement sur place, un mouvement-repos,
l'oscillation légère de nos globes oculaires. Parce qu'elle
condense des temporalités différentes, la peinture reste une
pratique actuelle à l'ère de l'image mécanique. Elle s'élabore
dans la durée pour aboutir à une vision simultanée. C'est une
image construite avec patience. Elle devient difficile à regarder
tant elle concentre différents actes en un regard. Elle donne tout,
d'un seul coup. Les transformations créatives naquirent lentement
lentes, à la différence du déclenchement photographique. De
manière remarquable, la peinture restitue le(s) vécu(s) en le(s)
cristallisant. C'est la raison pour laquelle la peinture peut ne
jamais disparaître. La peinture d'avant les musées, celle de
Lascaux, comme celle du futur, vit du temps qu'elle amasse. Cet amas
n'a pas de fond. Il est sans strates et se donne d'un coup. C'est une
apparition sans temporalité, sans horizon.
Lorsque
nous contemplons la toile, nous devons nous arrêter sur chaque
détail, sans parvenir vraiment à considérer l'ensemble. C'est le
détail qui accroche le regard, tandis que la totalité nous échappe.
Elle reste un fond imperceptible et invisible. En cela, la peinture
reste invisible, tout comme on écoute un morceau de musique par le
surgissement de chaque note dans l'instant. Le morceau est inaudible
en lui-même. Dans la perception artistique, comme dans toute
perception, la forme est une totalité insaisissable en une seule
fois, mais seulement par parties matérielles. Le peintre et le
spectateur ne peuvent alors tout embrasser, comme prétend le faire
l'architecte avec son plan. D'une certaine façon, ils sont aveugles
à la globalité et condamnés à se perdre dans tous les détails,
sans pouvoir jamais "posséder" l’œuvre. Les modèles
peints eux-mêmes s'échappent, regardant ailleurs, feignant
l'indifférence - ce qui est une manière de ne pas se laisser
dominer, par désolidarisation de l'ensemble, plutôt que de vouloir
tout embrasser du regard. La peinture échappe donc au regard et les
personnage de Fred Mèche eux-mêmes ont un regard fuyant. Ils
évitent la confrontation directe et nous laissent seuls face à
nous-mêmes.
II.
Personnalité
Un
portrait de Bernard Stiegler le montre parlant (à) et écoutant "un
autre" Bernard Stiegler. Il monologue - ou mieux auto-dialogue.
Une certaine solitude ressort du personnage ; celle dans laquelle
nous inscrit toute expression. Les occurrences du philosophe se
trouvent dans un temps brisé, dissocié, différentiel. La proximité
spatiale est un leurre. Le petit monde qui peuple les tableaux est
solitaire. C'est une foule égocentrique échappant au temps commun,
tissée de temporalités multiples. S'agit-il d'une peinture
solipsiste ? Le peintre fait parler ses personnages, mais en réalité
il est seul avec lui-même et est isolé de lui-même. Il se manque.
La proximité spatiale rend plus cruelle encore la distance infinie
qui nous sépare. Avec ces individus atomisés dans un intérieur
moderne, cette peinture est celle de notre époque. C'est une
peinture nécessairement contemporaine. Le poisson dans son bocal,
dans Amer shoi,
symbolise l'homme dans son appartement. L'espace, bien que fermé
pour le modèle, est ouvert au spectateur du tableau, comme une
fenêtre par laquelle la scène fuit. Comment représenter
l'enfermement dans une toile offerte au spectacle et à jamais
publique ? Comment ne pas enfermer en même temps dans le cadre du
tableau l'ouverture infinie du monde ? Le tableau représente
parfaitement cette subjectivité ambiguë qui parvient à vivre au
sein du monde tout en s'en retirant. Fred Mèche peint la ville mais
dans son intériorité. Il présente les surfaces comme des miroirs
où se reflète le temps. Dans la ville extérieure, dans les rues,
les façades reflètent le temps le plus souvent sur le long terme.
Dans l'intérieur des villes, dans les appartements, ce reflet est
plus fugace. Ce n'est plus la projection de la masse mais celle de
l'individu. Comme Fred Mèche est influencé par les formes et les
couleurs de son atelier, ce qui se reflète dans le tableau n'est
donc pas simplement une psyché mais un espace, l'espace de l'atelier
qui lui-même est peut-être le plus authentiquement le reflet du
peintre.
Si
l'on part ainsi du principe que la prostitution (de pro-
"devant" et statuere
"poser, placer") consiste à rendre public ce qui, par
principe, ne peut l'être - savoir l'intimité cachée -, on peut
considérer qu'il y a quelque chose de similaire dans la peinture :
mettre à nu, rendre public l'intime, chercher à dévoiler ce qu'il
y a de plus personnel, sans quoi la peinture elle-même ne
représenterait que du général, des caractères, comme dans les
pièces de Molière. Fred Mèche emprunte à Vermeer les scènes
d'intérieur où les individus ont une activité énigmatique. Une
fois les corps délestés des symboles que la peinture classique leur
conférait, ils deviennent des corps pratiques, n'ayant de sens que
leur activité, ou encore des corps érotiques, c'est-à-dire sans
emploi, purement amoureux (érotikos),
que ce soit une femme étendue, un enfant qui joue, un oiseau qui
passe. Chez Caspard Friedrich, l'état d'âme singulier
s'extériorisait, tout comme Alberti projetait au dehors l'ego
abstrait. L'intériorité de l'esprit dans leurs peintures se
rapporte aux choses comme à travers une fenêtre. Mais dans cette
fenêtre se reflète également leur visage, avec ses émotions, sa
chair, ou sa raison, son ossature. Le spectateur lui-même, à sa
façon, est un peintre. Son œil, comme le geste du peintre, le
reflète autant qu'il laisse apparaître les choses.
On
ne peut toutefois prétendre que tout tableau, toute œuvre, est un
autoportrait. D'abord parce qu'il n'y a pas de moi clairement défini
qui peint. Le peintre est traversé par des identités multiples,
contradictoires même. Et puis, si le tableau est davantage que ce
qu'il représente, c'est qu'il contient le monde entier qui le
produit : les personnalités de l'auteur, les modèles, le bruit de
fond de sa société. On peut simplement considérer le tableau comme
un point d'intersection de toutes ces tensions. Au lieu d'un
autoportrait, c'est plutôt un jeu de rôle, une performance d'acteur
que propose le peintre. Le moi du créateur, ou plutôt ses moi(s)
imprègnent les personnages peints. De manière surréaliste, la
monstruosité de la personnalité multiple s'affiche. Elle consiste
en ce qu'une diversité de rôles et de personnalités sont supposés
cohabiter en la même personne, la rendant du même coup parfaitement
ambiguë. Fred Mèche se demande comment s'articulent mémoire
personnelle et collective - et en particulier la biographie de
l'artiste par rapport à l'histoire de l'art. Rappelons nous du film
d'Alain Resnais On
connaît la chanson
et la manière dont la vie personnelle s'interprète à travers les
tubes musicaux. Tout comme l'artiste investit sa formation artistique
dans son art, l'homme de tous les jours construit sa vie sur le
modèle des films, des publicités, des chansons qui l'environnent.
La question devient celle de savoir à quel point l'artiste est
davantage conscient que le spectateur du réseau qui le traverse.
III.
Corporalité
L'éclatement
de soi n'est pas uniquement d'ordre psychique. Dans les peintures de
Fred Mèche, les corps et les espaces sont déformés, comme
assujettis à la courbure de l'espace temps. Le damier rappelle la
peinture hollandaise et l'ordre géométrique de l'architecture. En
même temps, la vie organique y apparaît dans son instabilité et
contamine l'espace géométrique en le déformant. Le jeu des volumes
accueille la chair qui semble à la fois écrasée et protégée par
l'espace construit - qui est une sculpture gigantesque retournée
comme un gant sur ce qu'elle enveloppe. Les appartements sont
comparables à des aquariums glacés, dans lesquels évolue la chair
rendue à son animalité, menacée de se dissoudre et de décomposer
la sage géométrie environnante. Les corps, échappant à la
structure, la contaminent, la pourrissent. Fred Mèche est sensible à
la tension qu'il y a entre l'organisme vivant, ses objets usuels et
son cadre rigide. La peinture, dans son immobilité, exerce une
violence sur le vivant qu'elle représente. Cette violence souligne
la vitalité des corps. Le vivant ainsi contraint anime ce qui le
contient. Mais les corps semblent fondre et se liquéfier au sein
d'une architecture minimaliste. Ce qui est redoutable avec
l'architecture cubiste et minimaliste, c'est que la vie y paraît
informe, visqueuse, boursouflée, impure. Adolf Loos prétendait
valoriser la vie, en ne la confondant pas avec l'inerte, à la
différence de l'art nouveau qui prétendait confondre l'art et la
vie. Mais Loos n'a-t-il pas rendue la vie obscène, inutile,
embarrassante, comme ces habitants des grands ensemble dont les
problèmes quotidiens invalident la vision du grand architecte
corbuséen ? Les corps s'affrontent directement à l'espace, sans
qu'aucun objet ne leur fournisse de prise stable. La décoration,
d'un côté, se fond dans l'architecture minimaliste. Mais, par
ailleurs, les objets sous la main sont contaminés par la
déliquescence de l'homme entre les murs. Les choses deviennent
chaotiques, fragiles, ballottées par les mouvements absurdes et
inlassables du quotidien. Elles sont salies, brisées par la main
tandis que les murs et les plafonds observent à distance ce jeu de
massacre avec morgue et sévérité. La dématérialisation des corps
réels, indiquée dans l'architecture, s'accomplit aussi dans la
peinture, puis dans la photographie de la peinture et dans le texte
qui commente cette photographie. Ce processus d'abstraction rejoint
celui opéré par la géométrie. Le travail de Mèche interroge
cette abstraction par la peinture, à travers sa ressemblance avec la
photographie et l'omniprésence du texte induit, du discours ou de la
littérature, comme chez Magritte. Avec toute cette architecture
autour des corps, l'abstraction révèle les corps à la conscience
en les détruisant. Il s'agit d'une forme de persécution des corps
par laquelle l'artiste et le spectateur peuvent s'approprier les
choses et donc établir un contact aseptisé avec le monde et
l'altérité.
Les
boîtes qui apparaissent dans les toiles de Fred Mèche semblent être
des boîtes de Pandore. Elles symbolisent l'ambivalence de la
démarche qui vise à faire surgir l'intériorité. Une fois libérée,
elle devient dévastatrice. Elle dissout tout. Au fond, tout est pour
le mieux tant que les corps dorment derrière les murs. Dès qu'ils
sortent de leur sommeil et s'animent, c'est enchantement certes mais
aussi maléfice. La géométrie vole en éclat pour devenir polyèdres
déconstruits. Le devenir objet de l'architecture géométrique, son
devenir sculptures, débris, découpes pris dans la densité des
corps, c'est ce que paraissent traduire les tableaux de Fred Mèche ;
comme si l'espace se densifiait de sa propre décomposition accélérée
par l'agitation des corps. La dynamique entre les êtres et les
objets fonctionne selon un principe de vases communicants. La
sculpture est en même temps un réceptacle, une cabine. Les êtres
et les objets s'enlacent dans un jeu d'apparitions et de disparitions
selon les perspectives. La sculpture fut longtemps une projection de
la figure humaine, distincte de l'architecture, même si cette
dernière s'apparente en même temps au visage de l'autorité, comme
l'a noté Bataille. La sculpture, en se géométrisant, s'est mise à
ressembler de plus en plus à l'architecture, (laquelle en retour
s'est faite plus récemment organique chez Zaha hadid ou Frank
Ghery). Fred Mèche mêle peinture et sculpture, il peint la
sculpture et fait de l'espace peint l'intérieur d'une sculpture. Il
met en scène la discussion entre peinture, sculpture et
architecture, entre l'espace plan, les volumes saillants et les
volumes creux. Et entre l'architecture et la sculpture, il y a le
vivant, qui insuffle la vie à ce qui est au dessus de sa tête et au
dessous de sa main.
Version
courte
Dans
Défi mnémonique,
comme dans bon nombre de ses peintures,
Fred Mèche décortique les espaces intérieurs en superposant les
perspectives. Les déformations de l'espace que l'on observe viennent
de ce que différents points de vue s'interpénètrent. Dans Unité
rationnelle et heure de Jérémie,
le temps subjectif et le temps objectif sont mélangés. Le sentiment
de la durée et la discontinuité des instants, le jeu de la
répétition et celui des différences, la routine et les événements
apparaissent ensemble. Le temps subjectif est objectivé dans la
représentation picturale, sans pour autant se désagréger
complètement. Ceci ne peut avoir lieu sans absurdité. Il n'y a plus
alors que l'apparence d'un scénario, qui peut très bien différer
selon l'interprétation de chaque spectateur. L'absurdité de
l'existence s'en trouve soulignée.
Un
portrait de Bernard Stiegler le montre parlant (à) et écoutant "un
autre" Bernard Stiegler. Il monologue - ou mieux auto-dialogue.
Une certaine solitude ressort du personnage ; celle dans laquelle
nous inscrit toute expression. Les occurrences du philosophe se
trouvent dans un temps brisé, dissocié, différentiel. La proximité
spatiale est un leurre. Le petit monde qui peuple les tableaux est
solitaire. C'est une foule égocentrique échappant au temps commun,
tissée de temporalités multiples. S'agit-il d'une peinture
solipsiste ? Le peintre fait parler ses personnages, mais en réalité
il est seul avec lui-même et est isolé de lui-même. Il se manque.
La proximité spatiale rend plus cruelle encore la distance infinie
qui nous sépare. Avec ces individus atomisés dans un intérieur
moderne, cette peinture est celle de notre époque. C'est une
peinture nécessairement contemporaine.
L'éclatement
de soi n'est pas uniquement d'ordre psychique. Dans les peintures de
Fred Mèche, les corps et les espaces sont déformés, comme
assujettis à la courbure de l'espace temps. Le damier rappelle la
peinture hollandaise et l'ordre géométrique de l'architecture. En
même temps, la vie organique y apparaît dans son instabilité et
contamine l'espace géométrique en le déformant. Le jeu des volumes
accueille la chair qui semble à la fois écrasée et protégée par
l'espace construit - qui est une sculpture gigantesque retournée
comme un gant sur ce qu'elle enveloppe. Les appartements sont
comparables à des aquariums glacés, dans lesquels évolue la chair
rendue à son animalité, menacée de se dissoudre et de décomposer
la sage géométrie environnante.
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